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Chroniques
Les Troyens
opéra d’Hector Berlioz
Une dizaine de jours après l’expérience malheureuse que nous en faisions à Nuremberg, nous retrouvons le chef-d’œuvre de Berlioz. Arrivée en Allemagne il y a quinze ans, la metteure en scène nord-américaine Lydia Steier fit ses débuts en tant qu’assistante, notamment auprès de Bieito qui nous ennuyait tant avec Les Troyens tronqué [lire notre chronique du 15 octobre 2017]. Peu à peu, elle signa ses propres productions, dont une Turandot remarquée en 2009. En 2015, elle réalisait la première allemande de Perelà, uomo di fumo de Dusapin. C’était à Mayence, où notre collègue apprécia récemment le travail de l’artiste pour l’Armide de Gluck [lire notre chronique du 5 février 2017].
Ce soir, le résultat est moins probant. Une gymnastique de la transposition historique s’appuie sur les similitudes inévitables entre toutes les guerres et les situations d’occupation qu’elles occasionnent. Dresde est tour à tour le théâtre de Troie et de Carthage… à moins que la cité saxonne soit cette Italie rêvée où Énée doit reconstruire la civilisation détruite. Quoique relativement confuse, l’idée est efficacement servie par les décors de Stefan Heyne. Ils évoquent la grande bataille de la fin d’août 1813, remportée aux portes de la ville par Napoléon sur les alliés prussiens, austro-hongrois et russes. Puis Carthage ressemble à s’y méprendre à une colonie française du XIXe siècle que gagne les réfugiés orientaux, non pas des exilés de Turquie mais des révolutionnaires bolchéviks dont les opinions menacent l’équilibre politique du pays qui les accueille. Des symboles assez grossiers montrent ces univers, brandissant faucille et marteau face aux jupons affriolant d’un cancan parisien très stéréotypé. Omniprésente, la dérision nuit à la compréhension globale du propos, couronnée par le comportement obscène de deux guerriers désœuvrés rechignant à quitter la Tunisie pour la froide métropole – on les appelle pour aller se battre : est-ce la guerre de 1870, celle de 1914 ?... Si elle laisse sur sa faim (peut-être parce que du temps aura manqué pour façonner mieux les relations entre les personnages), la proposition de Lydia Steier, éclairée par Fabio Antoci et mise en habits par Gianluca Falaschi, ne dénature pas l’œuvre et n’en dégoûte pas le spectateur – c’est déjà ça !
Surtout, contrairement à la tendance de tout raccourcir, encore constatée à Nuremberg après Hambourg [lire notre chronique du 14 octobre 2015], la Semperoper respecte la partition de Berlioz, ici jouée dans sa presque totalité, ballet compris (il ne manque qu’un ensemble vocal). Fidèle au monumentalisme de l’œuvre, l’institution convoque des chœurs renforcés et de grands moyens orchestraux, comme de juste, sans tiédeur pour la démesure du compositeur, en termes de forces en jeu et de durée d’exécution. Difficile de comprendre ce qui motive la défection du public, la salle perdant du monde au premier entracte pour afficher des rangs à demi vides après le second… Alors que Les Troyens connurent leurs premiers adeptes zélés en Allemagne, doit-on penser que de nos jours il n’y suscite plus guère d’intérêt ? Ou alors faut-il voir là l’effet d’une trop grande présence de l’ouvrage sur les scènes outre-rhénanes où cette production est la troisième de l’année en cours [lire notre chronique du 19 février 2017]. Quoi qu’il en soit, ceux qui partent ont tort, car le cast porte haut la soirée, de même que l’interprétation orchestrale.
Souvent entendu dans le répertoire mozartien, bien qu’il en chante d’autres [lire nos chroniques du 20 juin 2006 et du 2 juillet 2016], le jeune ténor portoricain Joel Prieto est un Iopas tout de lumière qu’on espère retrouver bientôt dans l’opéra français, tant son timbre s’y prête bien. La diction d’Agnieszka Rehlis est elle aussi parfaite ; le rôle d’Anna est défendu par une couleur tragique. Applaudie sur cette scène l’été dernier [lire notre chronique du 30 juin 2017], Emily Dorn campe aujourd’hui un Ascagne puissant et inquiétant. Le conseiller Narbal bénéficie du chant ferme d’Evan Hugues, avec un registre haut très facile, mais la préférence va sans hésitation au Spectre d’Hector magnifique d’Alexandros Stavrakakis, voix généreuse et chant luxueusement conduit, d’ailleurs bien mis en valeur par la mise en scène. J’avais signalé son Wolfram (Tannhäuser) à La Fenice cet hiver [lire notre chronique du 5 février 2017], son Chorèbe musical confirme la bonne impression qu’il m’avait faite : le baryton Christoph Pohl est infiniment précis, sensible, nuancé. Venu sauver le projet après le départ d’Eric Cutler initialement distribué, Bryan Register chante un Énée robuste mais un peu dur. Curieusement, Jennifer Holloway, qui attire l’œil sur sa Cassandre, n’en possède pas vraiment les atouts vocaux. L’aigu est superbe, mais le grave est trop confidentiel et ne teinte pas l’ensemble du timbre comme il conviendrait à la prêtresse. Du coup, avec un chant irréprochable, l’incarnation reste de qualité moyenne. Mezzo-soprano grand format très prisé dans le répertoire germanique [lire nos chroniques de Daphne, Die tote Stadt et Siegfried], Christa Mayer, applaudie à Dresde dans Pelléas et Mélisande [lire notre chronique du 24 janvier 2015], est LA voix de la soirée : sa Didon flamboyante emporte la salle.
À la tête des Sächsischer Staatsopernchor Dresden, Sinfoniechor Desden et du Knabenchor de la Semperoper, Jörn Hinnerk Andresen fait un tabac ! Grâce à lui, les interventions chorales sont extraordinaires. On n’en finirait pas de congratuler la fosse de ces Troyens : non seulement John Fiore s’impose en amoureux de la musique de Berlioz qu’il honore d’une lecture rigoureuse et inspirée, donnant à penser une relève possible aux grandes baguettes de Colin Davis et de John Nelson [lire nos chroniques de Roméo et Juliette et des Troyens], mais il dispose des merveilleux musiciens de la Staatskapelle Dresden dont le scintillement des cordes laisse rêveuse bien longtemps après la représentation. Ce n’est certes pas une mince affaire que de monter Les Troyens, avançai-je… pourtant, certains théâtres y parviennent. Et quand, une nouvelle production française ?
KO